
François SAUVADET
Président de Départements de France, Président du Département de la Côte-d'Or, Ancien ministre
QUESTION 1 : La sécurité routière est un enjeu majeur pour les territoires. Quelle place occupe-t-elle dans la politique globale des Départements ?
Je tiens à rappeler que les politiques routières constituent le premier poste d’investissement des Départements (30 %). En 2023, ils ont dépensé 3,7 milliards d’euros en investissement et 1,4 milliards d’euros en fonctionnement. Les Départements subventionnent également les projets routiers du bloc local (communes et établissements publics de coopération intercommunale) et pour partie le réseau national via les contrats de plan État-Régions (CPER), dont la part consacrée aux routes a été réduite de 50 %.
La sécurité routière constitue pour les Départements un défi quotidien. Rappelons ce chiffre marquant : en 2024, en métropole, les routes départementales (hors réseaux relevant des métropoles urbaines et hors routes territoriales de Corse) ont enregistré 1 893 tués, soit 59 % de l’ensemble des décès routiers (bilan ONISR 2024).
Lutter contre l’insécurité routière et donc préserver la vie des usagers sur nos routes est un enjeu majeur depuis de nombreuses années.
Cette politique se traduit par la mise en œuvre d’une diversité d’actions dont, en premier lieu, l’entretien même de l’infrastructure routière, mais aussi la sécurisation des zones piétonnes dont certaines zones sensibles (environnement scolaire), l’aménagement de pistes cyclables, la mise en accessibilité pour les personnes à mobilité réduite ou encore le déploiement de glissières de sécurité.
Certains Départements ont injecté des dizaines de millions d’euros dans des programmes pluriannuels d’aménagements de sécurité, formalisant les actions susnommées, qui ont permis d’aboutir à la résorption des Zones d’accumulation d’accidents corporels (ZAAC).
En 2024, en métropole, les routes départementales (hors réseaux relevant des métropoles urbaines et hors routes territoriales de Corse) ont enregistré 1 893 tués, soit 59 % de l’ensemble des décès routiers.
QUESTION 2 : Comment réussissez-vous à intégrer les impératifs de sécurité routière dans les politiques d'entretien du patrimoine routier ?
L’entretien participe à garantir la sécurité des usagers en leur offrant une infrastructure de qualité sur le moyen et le long terme.
Toutefois, sa mise en œuvre nécessite une grande vigilance en phase travaux. Ainsi, lors du renouvellement des couches de roulement, les Départements s’astreignent à organiser des campagnes d'information des usagers sur les enduits superficiels utilisés durant cette phase d’entretien. Cette technique d'entretien engendre en effet des interrogations des usagers en raison des gravillons présents sur la chaussée pendant une durée de trois semaines, présence toutefois indispensable.
La phase d’aménagement ou de réaménagement d’une route constitue, en soit, une période à risques.

QUESTION 3 : Les mobilités évoluent notamment avec le développement des modes actifs, comment les conciliez-vous avec les impératifs de sécurité routière ?
Les enjeux d’aménagements dédiés aux mobilités douces sont envisagés avec la plus grande précaution, afin de prévenir les conflits d’usages.
Cette précaution n’est toutefois pas un frein à l’ambition, comme les Départements des Hauts-de-Seine et du Val-de-Marne le démontrent. En effet, dans le cadre de leur politique volontariste en faveur des mobilités actives, ces départements se sont portés candidats auprès de la Délégation à la sécurité routière du ministère de l’Intérieur pour expérimenter une solution innovante : le tourne-à-gauche indirect. Une évaluation est en cours ...
Le « tourne-à-gauche indirect » est un dispositif mis en œuvre pour permettre aux cyclistes entre autres de traverser les carrefours réglementés par des feux de signalisation, de manière plus sécurisée, en leur évitant de se positionner au milieu de l’intersection. Cette méthode se déroule de la manière suivante : le cycliste arrive à l’intersection où il souhaite tourner à gauche. Il traverse tout d’abord le trafic pour aller se positionner dans le sas cycliste, aménagé à cet effet et positionné en aval du feu, dans la rue de droite. Au feu vert, il peut ensuite traverser l’intersection, en allant tout droit
Informer, sensibiliser et expérimenter : voilà les trois principes d’actions pour prévenir les risques d’accident, sans pour autant rogner les ambitions d’aménagement du Département.
QUESTION 4 : En tant que président de Départements de France, quels sont, selon vous, les défis communs que rencontrent tous les Départements en matière de sécurité routière ?
Alors que les moyens financiers des Départements sont déjà extrêmement contraints, le réseau routier départemental nécessite pourtant un accroissement des financements dédiés, que ce soit pour relever le défi du vieillissement du réseau (et aussi des ouvrages d’art), celui du réchauffement climatique (résilience et adaptation) ou encore l’évolution des mobilités.
En dépit de ces besoins, les nombreuses recettes fiscales générées par la route ne bénéficient quasiment pas aux Départements. Ainsi, la route génère au niveau national d’importantes recettes fiscales estimées à 38 milliards d’euros qui en très grande majorité ne reviennent ni à la route ni aux Départements.
La route doit prioritairement payer la route !
Plusieurs types de ressources devraient pouvoir être mobilisées afin de doter les Départements d’une recette affectée à l’entretien, la modernisation et la construction de leurs routes et ouvrages d’art, afin notamment de préserver la sécurité des usagers. Départements de France ne demande pas de taxes nouvelles, juste qu'une partie des nombreuses ressources fiscales générées par la route, telle la taxe sur les immatriculations de véhicules, leur soit attribuée en lieu et place des Régions qui ne gèrent pas directement de routes.
De façon plus générale, Départements de France se prononce pour une résorption rapide de la dette grise de toutes les routes structurantes aujourd’hui très dégradées, qu’elles soient nationales ou départementales. Départements de France se prononce aussi pour la résorption de la dette grise sur les ouvrages d’art. Nous sommes donc favorables à l’idée d’un « Plan Ponts » qui devrait être financé au niveau national. Par ailleurs, il faut également prendre en compte les autres ouvrages d’art (tunnels et murs de soutènement) dont l’entretien est également très onéreux.
QUESTION 5 : Département de France a contribué au projet PDSR (Politiques Départementales de Sécurité Routière) en partenariat avec le Cerema et l’UGE. Selon vous, quel est l’intérêt de participer à ce type de projet de recherche ?
Grâce à ce travail de recherche dont la restitution a été faite l’année dernière, nous pouvons :
analyser les effets combinés des contextes territoriaux et des stratégies adoptées sur la mortalité routière hors agglomération,
documenter les politiques locales de sécurité routière menées par les Départements,
formuler des recommandations opérationnelles pour améliorer la cohérence et l’impact de ces politiques.
Ce projet de recherche permet notamment de mettre en exergue le rôle fondamental du Département en tant qu’aménageur responsable du territoire.
En effet, comme je l’ai expliqué précédemment, le Département construit les infrastructures de demain – au-delà de la route, on peut aussi citer le déploiement de la fibre ou les réseaux d’eau – sans pour autant que ces nouveaux projets ne portent préjudice à la sécurité des usagers. Nous constatons ainsi combien le Département constitue cette collectivité de la médiation des usages des réseaux.
QUESTION 6 : Le projet PDSR identifie un certain nombre de recommandations pour accroître l’efficacité globale des politiques de sécurité routière notamment en préconisant d’améliorer la coordination opérationnelle entre tous les acteurs (État, force de l’ordre, SDIS…). Quelle est votre analyse sur cette préconisation ?
Si l’amélioration de la coordination est nécessaire, il convient de ne pas créer un énième comité en sus de l’existant. La commission départementale de sécurité routière constitue le cadre de dialogue historique avec les usagers. « Allégée » de certaines missions par la loi Macron de 2015, elle pourrait se voir doter de la fonction de coordination opérationnelle des politiques de sécurité routière à l’échelle départementale.
En tout état de cause, qu’elle soit formalisée sur un plan institutionnel ou non, cette coopération devra prendre racine sur une mutualisation des ressources des collectivités, de l’État et de leurs opérateurs à l’échelle départementale.
Au-delà de l’ingénierie, il convient, par exemple, que ces institutions se mobilisent pour objectiver la donnée : sans donnée fiabilisée, pas de projection possible. Cette harmonisation correspond à la vocation d’ensemblier du Département – que ce soit au niveau du Préfet ou du Président de Département – dont la collectivité correspondante s’est affirmée en tant que collectivité des réseaux.
Sans donnée fiabilisée, pas de projection possible.
QUESTION 7 : En tant que président du Conseil départemental de Côte-d’Or, vous avez mis en place les Collèges Départementaux de Sécurité Routière (CDSR). En quoi ce dispositif original constitue l’une des piliers de votre stratégie de sécurité routière ?
J’ai souhaité la mise en place des Collèges Départementaux de Sécurité Routière peu après mon arrivée à la tête du Département de la Côte-d’Or. 230 réunions de collèges se sont tenues depuis 2009.
C’est une instance de veille partenariale qui consiste à organiser une réunion collégiale après la survenue de chaque accident mortel sur les routes départementales hors agglomération. Elles sont composées du maire de la commune concernée par l’accident, des conseillers départementaux du canton, des forces de l’ordre, du SDIS, du correspondant Sécurité Routière de la préfecture ou de la DDT, des associations telles que la Fédération Française des Motards en Colère en cas d’accidents de deux roues motorisées, et avec le concours des agences territoriales.
Il s’agit pour les services départementaux de déterminer si la voirie a été un élément déclencheur ou un facteur aggravant de l’accident.
Dans 40% des cas, un collège a donné lieu à des préconisations ou propositions à l’issue de la réunion, l’infrastructure n’ayant jamais été incriminée comme origine de l’accident. Les conclusions conduisent dans certains cas à réfléchir sur l’amélioration de la sûreté de l’infrastructure lorsqu’elle est désignée comme facteur contributif à l’avènement ou l’aggravation de l’accident.
Suite à ces collèges les services peuvent être amenés à diligenter des travaux mineurs, comme le remplacement d’un « cédez le passage » par un « stop », la mise en place d’une glissière, l’abattage d’un arbre implanté sur notre domaine routier, ou bien commanditer des études spécifiques pour modifier des carrefours, reprendre des virages ou programme des sécurisations d’itinéraire.
Une enveloppe dédiée aux interventions ponctuelles de sécurisation des routes, permet de financer ces aménagements routiers en sécurité.

QUESTION 8 : Votre stratégie s'appuie sur les données. Concrètement, comment ces données vous aident-elles à hiérarchiser vos priorités et à démontrer la pertinence des investissements du Département ?
Notre politique de sécurité routière a longtemps été efficace en traitant les zones d’accidents concentrés, les fameux « points noirs ». Cependant nous avons constaté un tassement des résultats et une dispersion des accidents sur tout le territoire. La méthode historique ne suffisait plus et face à ce défi, nous avons adopté une stratégie résolument moderne et factuelle, fondée sur l’analyse de données, pour identifier les zones de « sur-risque » et agir de manière proactive.
Pour avoir une vision complète et objective, nous utilisons le croisement de plusieurs données. D’une part l’accidentologie, pour savoir où et quand les accidents se produisent, et d’autre part le trafic.
Pour cela nous combinons nos compteurs fixes traditionnels avec une technologie beaucoup plus dynamique, les données FCD (Floating Car Data). Il s’agit des informations de vitesse et de position, totalement anonymes, qui proviennent des véhicules eux-mêmes via leur GPS ou leurs applications de navigation. Cela nous permet d’avoir une vision en temps réel des conditions de circulation sur l’ensemble de notre réseau.
Et puis nous étudions les données techniques de l’infrastructure, c’est-à-dire les caractéristiques de la route.
A partir du croisement de ces données, nous analysons le risque à travers trois indicateurs clés qui se complètent, à savoir ;
le volume d’accident, qui identifie les axes qui enregistrent le plus d’accidents,
la densité d’accidents, qui en mesure la concentration,
et puis le taux de risque par usager. Il s’agit de l’indicateur le plus fin, qui rapporte le nombre d’accidents au trafic pour mesurer le risque réel pour une personne qui emprunte la route. C’est ce qui nous a permis de déceler des dangers « cachés ».
C’est ce croisement qui nous permet de dépasser la simple logique des points noirs pour comprendre la nature réelle du risque sur chaque axe. C’est un véritable outil d’aide à la décision qui se traduit par des actions concrètes et justifiées car il nous permet d’établir une hiérarchie d’intervention incontestable, avec des routes classées en urgence maximale compte tenu du risque extrême sur tous les indicateurs, et d’autres priorisées pour leur forte accidentologie.
Très concrètement cette hiérarchisation a déclenché dès 2023 le lancement d’études de sécurité approfondies sur les axes les plus critiques, selon la démarche SURE (Sécurité des usagers sur les routes existantes). Il s’agit d’un diagnostic de sécurité complet qui analyse un itinéraire dans sa globalité, pour dépasser la simple logique des points noirs.
Cela nous permet de comprendre les causes profondes des accidents et de proposer les aménagements les plus pertinents pour sécuriser durablement la route. Nous n’investissons pas au hasard, nous ciblons nos moyens là où le diagnostic a prouvé que le besoin était le plus grand.
Enfin, et c’est un point crucial, cette approche nous fournit un langage commun, basé sur des faits, pour dialoguer avec les élus. Lorsque nous proposons d’investir sur une route plutôt qu’un autre, ce n’est pas une décision arbitraire, mais le résultat d’une analyse objective. Cela nous permet de justifier chaque euro dépensé, de construire un consensus et de démontrer que nos investissements sont non seulement nécessaires, mais surtout pertinents pour sauver des vies.
Nous avons adopté une stratégie résolument moderne et factuelle, fondée sur l’analyse de données, pour identifier les zones de « sur-risque » et agir de manière proactive.

